
Début septembre, les cinéphiles parisiens se réfugient au Forum des Images. Ils y célèbrent un cinéma audacieux, expérimental, sous la houlette d’une bande de programmateurs défricheurs. L’édition 2025 de l’Étrange Festival marque la 31e année du festival. Âge d’une certaine maturité avec, peut-être, un soupçon en moins de folie. Cependant, le public est toujours plus nombreux, plus divers et tout aussi fidèle.

L’ANNÉE DES RÉALISATRICES À L’ÉTRANGE FESTIVAL
Les réalisatrices s’imposent progressivement dans le champ du cinéma de genre, du cinéma du bizarre. Et il était temps. La S’Horrorité (dont Jessica, fondatrice du site, et moi-même, Léo, sommes membres et cofondatrices) œuvre à recenser les films de réalisatrices programmés en festivals, un travail disponible sur le compte Instagram de l’association.
Si leur présence s’accroît d’année en année, l’Étrange Festival accusait jusqu’ici un certain retard en matière de représentation féminine.
L’édition 2025 rompt heureusement avec cette tendance : plusieurs réalisatrices passionnantes y ont présenté leur travail sur grand écran :
- l’Américaine Annapurna Sriram et son excentrique et jubilatoire Fucktoys ;
- la Grecque Evi Kalogiropoulou avec Gorgona, relecture du mythe de la gorgone ;
- le duo canadien Madeleine Sims-Fewer et Dusty Mancinelli, révélé par Violation (2020). De retour avec Honey Bunch, variation autour du gaslighting ;
- la Française Julia Kowalski et son film sensible Que ma volonté soit faite ;
- les Australiennes Emma Hough Hobbs et Leela Varghese, autrices du délirant space opera Lesbian Space Princess ;
- Julie Pacino, fille d’Al Pacino, venue présenter son cauchemar fiévreux I Live Here Now ;
- la Canadienne Grace Glowicki et son déjanté Dead Lover ;
- et, Lucile Hadžihalilović, incontournable du festival, avec La tour de glace, réécriture du conte d’Hans Andersen La Reine des neiges.
Cette sélection est riche, variée, et traversée d’un souffle politique. Elle ne saurait toutefois masquer l’ampleur du chemin restant encore à parcourir.

IL Y A FLUIDE ET FLUIDITÉ
L’Étrange Festival n’a jamais ménagé sa générosité en matière de fluides corporels. Cette édition se distingue toutefois par une générosité en termes de représentation de fluidité dans le genre. La forte présence de réalisatrices n’est certainement pas étrangère à ce phénomène.
Deux œuvres dépeignent avec finesse l’éveil amoureux et sensuel lesbien de jeunes héroïnes :
– la protagoniste, un peu sorcière, de Que ma volonté soit faite (Julia Kowalski), fascinée par sa voisine ;
– l’orpheline de La tour de glace (Lucile Hadžihalilović), entraînée dans un univers glacial dominé par une Marion Cotillard inquiétante.
Fucktoys (Annapurna Sriram)célèbre, par un casting vitaminé et inclusif, la joie d’exister envers et contre tout ; Dead Lover (Grace Glowicki) met en scène un amour qui dépasse la mort et l’enveloppe corporelle. Quant à Lesbian Space Princess (Emma Hough Hobbs et Leela Varghese), véritable space opera à la Rick et Morty, il propose une aventure déjantée, résolument queer mais accessible à tous.
Dans un registre très différent, Cadet interroge avec acuité la masculinité rigide et toxique au sein d’une école militaire. Il s’agit du premier film d’horreur du Kazakh Adilkhan Yerzhanov

EXPERTS EN EXPÉRIMENTATION
En termes de genre, certaines années font la part belle à l’horreur, d’autres au polar et d’autres encore au fantastique. 2025 se targue d’une programmation particulièrement expérimentale. Au programme, l’avant-première complète de La tour de glace (Lucile Hadžihalilović) qui reçoit un accueil particulièrement chaleureux (pun intended). La réalisatrice continue de nous régaler avec son style aussi fascinant qu’énigmatique.
Parmi les “grands” noms, le retour du réalisateur Ben Wheatley en terre nerdique. Après une poignée de films (très) grand public, le joyeux barbu semble ravi de venir présenter Bulk. Il s’agit d’un objet filmique non identifié qui fut projeté devant une audience de cinéphiles invétérés.
2025 signe également la conclusion de la trilogie souterraine du cinéaste autrichien Norbert Pfaffenbichler. Comme chaque année, de jeunes réalisateurs se risquent à l’expérimental. Et pas toujours pour le meilleur. On pense notamment à Exit Medea ou Girl America.

DES REGARDS SUR LE MONDE
UN REGARD SUR LE MONDE : LA MENACE RUSSE
L’Étrange Festival s’intéresse à toutes cinématographies, peu importe son origine. Il prend ainsi le poul du cinéma à l’international et effleure aussi les préoccupations du moment.
L’événement marquant de cette année demeure la venue à Paris du prodige Kazakh Adilkhan Yerzhanov. Ce dernier étant particulièrement apprécié du public du festival. Il présentait trois œuvres – deux films et une série:
– Kadet, son premier film d’horreur, antimilitariste et critique de la virilité toxique ;
– Moor, un polar sombre ;
– Kazakh Scary Tales, série fantastique inspirée des contes traditionnels.
Sa présence a également permis l’organisation d’une carte blanche. Au cours de laquelle il a choisi de projeter Heathers (ou Fatal Games), teen movie à l’humour noir explosif.
Toute l’œuvre de Yerzhanov porte la marque diffuse de la menace russe. Cette thématique apparaît également dans Girl America de l’auteur tchèque Viktor Tauš, plongée saisissante dans le psyché d’une orpheline vivant sous la Tchécoslovaquie totalitaire.

UN REGARD SUR LE MONDE : LE COMPLOTISME ANGLOPHONE
Côté anglophone, une thématique s’impose nettement : celle du complotisme. Elle irrigue A Scanner Darkly de Richard Linklater, proposé dans le cadre de la carte blanche au média électronique francophone La Spirale. On y suit la lente dissolution psychique d’un policier enquêtant sur la mystérieuse substance M, qu’il finit par consommer lui-même. Un brûlot anticapitaliste, plus actuel que jamais à l’heure des réalités alternatives.
Dans la même veine, Bulk de Ben Wheatley déploie un univers aux vérités multiples, où la réalité semble se dérober. Le film s’inscrit dans la lignée des œuvres cultes et anxiogènes des années soixante et soixante-dix, notamment la série Le Prisonnier (1967- Patrick McGoohan), reflet d’une Angleterre instable en pleine guerre froide.
UN REGARD SUR LE MONDE : QUID DE L’ASIE DE L’EST ?
Fidèle à son histoire, l’Étrange Festival poursuit son rôle de défenseur des cinématographies est -asiatiques. Cette année, un focus est consacré à la figure de Lady Yakuza, héroïne vengeresse ayant inspiré Lady Snowblood puis l’héroïne de Kill Bill. L’intégralité des huit films (1968-1972) était ainsi projetée.
Après des années très fastes pour le cinéma coréen, parfois jusqu’à saturation, 2025 laisse entrevoir une période de disette.
Seuls trois films sud-coréens sont programmés : The Old Woman with the Knife (thriller mâtiné d’action), The Curse : Insatiable Desires (anthologie horrifique) et The Last Woman on Earth (comédie de science-fiction).
Quand on pense à certaines années où pratiquement la moitié des films en compétition étaient coréens, la question se pose. Après des années de politique de productions cinématographique assez agressive, la Corée du Sud semble se tourner vers une autre stratégie, par obligation ou par choix.

LE RÉCIT GOTHIQUE : UN RETOUR EN FORCE
Le récit gothique n’a jamais véritablement quitté nos écrans, mais il connaît ces dernières années un renouveau manifeste – du Frankenstein de Guillermo del Toro à The Bride de Maggie Gyllenhaal, en passant par les Hauts de Hurlevent revisité par Emerald Fennell ou encore la série Mercredi supervisée par Tim Burton.
L’Étrange Festival s’inscrit dans cette tendance avec :
– le superbe film d’animation Je suis Frankelda des frères Ambriz, protégés de Del Toro, qui proposent un univers fantasmagorique et une réflexion sur la peur en elle-même ;
– Dead Lover de Grace Glowicki, comédie potache nourrie d’imaginaire gothique ;
– Honey Bunch, dont l’héroïne se voit gaslightée dans une grande et belle demeure labyrinthique.
Si le genre du gothique a toujours été très proche du féminin avec ses nombreuses héroïnes complexes, on observe actuellement une hyper féminisation du genre avec de nombreuses réalisatrices qui s’emparent de ces histoires d’amours maudits, de fantômes et de maisons inquiétantes.
L’invitation de l’icône du cinéma gothique italien Barbara Steele, venue présenter Le Spectre du professeur Hichcock (Riccardo Freda – 1964) et donner une masterclass, a couronné cette mise en avant du gothique.

NO COUNTRY FOR OLD WOMEN
L’âgisme fait débat dans le cinéma actuellement. On se questionne particulièrement sur la disparition des actrices passé un certain âge, mais aussi sur l’omniprésence de la chirurgie esthétique dans une industrie où il est pourtant indispensable d’être expressif.
La coïncidence a voulu que la programmation propose deux films sur cette thématique : le coréen The Old Woman with the Knife (Min Kyu-dong) qui suit une tueuse à gage vieillissante dont le quotidien se verra bouleversé dans une profession où il ne fait pas bon vieillir. Bel écrin pour son actrice, Lee Hye-young, le film bien que pas exceptionnel propose de jolis moments notamment à propos du vieillissement de son personnage.
Dans un tout autre registre, le scénariste Stephen Sayadian est venu présenter Lady in a Cage (Walter Grauman – 1965), fleuron de l’hagsploitation étatsunienne qui montre une Olivia de Havilland handicapée bloquée dans l’ascenseur privé de sa belle résidence pillée par de jeunes malfrats.

REVISITER LES MYTHES GRECS
Trois réappropriations de la mythologie gréco-romaine étaient présentées :
– Exit Medea (Tony Paraskeva), road movie expérimental et trash revisitant l’histoire d’amour entre Médée et Jason ;
– Odyssey (Gerard Johnson), qui évoque succinctement l’Odyssée d’Homère par l’idée de parcours complexe de son héroïne pour retrouver ses racines ;
– Gorgonà, remarquable premier film d’Evi Kalogiropoulou, portrait d’une société patriarcale réduisant la femme à une monnaie d’échange. La figure de la gorgone avait déjà été remise en avant dans le film Medusa (Anita Rocha da Silveira – 2021) qui montrait une révolution féminine au Brésil parmi des jeunes femmes conservatrices.

Ces relectures féminines de figures monstrueuses s’inscrivent dans un mouvement littéraire féministe actuel, porté notamment par Murielle Szac et Madeline Miller, qui réhabilitent les héroïnes antiques dans toute leur complexité.
LE LAUREAT DE LA FIN DE L’EDITION DE L’ÉTRANGE FESTIVAL
Pour conclure ce panorama (presque) succinct de l’édition 2025 de l’Étrange Festival, arrêtons-nous sur le grand lauréat de la compétition : The Forbidden City de l’Italien Gabriele Mainetti. Ce film d’action mêle clichés chinois et italiens dans un chaos soigneusement orchestré.
À Rome, une jeune femme chinoise cherche désespérément sa sœur disparue. Elle croise le chemin d’un jeune homme, fils d’un restaurateur endetté lui aussi porté disparu. Malgré la barrière linguistique et culturelle, tous deux s’unissent pour affronter la pègre. Moins politique que Freaks Out, le film séduit néanmoins par ses qualités plastiques et sa mise en scène fluide.
Son sacre interroge toutefois : nombre d’œuvres plus audacieuses, plus singulières, semblaient plus conformes à l’esprit traditionnellement anticonformiste de l’Étrange Festival. Est-ce qu’un festival qui se veut l’étendard d’une certaine contre-culture peut rester fidèle à son identité, tout en attirant un public de plus en plus nombreux et divers ? Mon avis est que malgré tout, l’Etrange a trouvé un équilibre entre ces deux concepts antinomiques.
