En regardant la série Severance qui à un discours très engagé à propos du travail je me suis demandée pourquoi ce sujet dystopique me parait-il super pertinent aujourd’hui ?
Les sitcom et films évoquant le travail avant les années 2010 portaient majoritairement un message d’épanouissement au travail, mais semblent avoir changé de registre pour un ton plus dramatique et dystopique aujourd’hui.
Pour bien appréhender le sujet du travail dans films, il faut comprendre que tout film est politique. Car chaque film parle d’un sujet spécifique et met en avant un sentiment par la mise en scène, le cadrage et le montage. Les films et les séries témoignent donc d’une réalisation commune entre générations.
Depuis les années 80, beaucoup de films et séries axent leur discours autour de l’épanouissement au travail et du rêve américain
En réponse a l’échec du flower power des années 70 qui a rapidement décliné après les événements de la secte Manson Family, l’Amérique ne veut plus parler des hippies et des jeunes. On assiste à une volonté d’Hollywood à vendre l’individualisme économique comme modele de réussite.
Les films et séries sur le travail dans les années 80 ont un discours assez manichéen
Le discours mainstream de cette décennie est que le travail nous définit socialement et que grâce à l’argent et la renommé. Les 80s promeuvent les métiers très corporates comme tradeur ou avocat : Wall Street (1987), Working girl (1988). Les femmes sont d’ailleurs sous représentées dans de postes à haute responsabilités.
Et cette notion du rêve américain par l’enrichissement personnel et l’esprit corporate persiste depuis : The firm (1993), L’avocat du Diable (1997), Le loup de Wall street (2013).
Ces emplois avec beaucoup de pression comblent un besoin d’accomplissement : The social network (2010), Le diable s’habille en Prada (2006), Succession (2018), Devs (2020).
Et le bureau est propice à la romance. Comme dans Ally McBeal (1997), Spin city (2000), 10% (2015), Scandal (2012), The Mindy project (2012), Empire (2015), The bold type (2017),
On voit aussi émerger beaucoup de séries sur la police
Qui glorifient la police à la limite de la propagande : les flics sont tous gentils et honorables et ca justifie parfois des violences : Magnum (1980), Miami Vice (1984), Blue Bloods (2010), Brooklyn nine nine (2013)… La liste est longue et on voit encore ce genre de série sortir régulièrement.
Dans les années 90’s et 2000 c’est le début de la satire sous forme comique
Le discours de la décennie suivante se désintéresse un peu plus des boulots prestigieux et corporatistes au profit des petits employés de bureaux, qui sont de plus en plus nombreux grâce à la démocratisation de l’informatique et de l’ordinateur.
Les séries des années 2000 critiquent plus le monde du travail
Le travail des employés est ennuyeux et ils sont blasés : Office space (1990), Clerks (1994), The It crowd (2006).
Le portrait de la hiérarchie devient comique et légèrement satirique : The office UK (2001), The office US (2005), Parks and recreation (2009), Workaholics (2011), Comment tuer son boss (2011) et Comment tuer son boss 2 (2014).
On commence même à voir des critiques du système capitaliste qui vient manger les plus petits : 30 rocks (2006). Et on parle du chômage et de ses impacts : The full monty (1997), Billy Eliot (2000).
Vers 2010 le discours change, on rigole beaucoup moins,
Les séries post digitalisation et robotisation questionnent notre rapport au travail
Se dirige-t-on vers un remplacement des travailleurs au profit des machines ? Les intelligences artificielles sont elles une aubaine ou un danger ? On se demande quelle est la place de l’humain. Le succès de la série Akta manniskor (2012) et ses nombreux remakes américain (Real Humans), français, et russe en attestent.
Cette remise en cause de la condition humaine confrontée aux actions commises dans la société (tueries de masse de militants LGBT, MeToo,…) déclenche un mouvement de wokisme. On commence à dénoncer que le racisme et le sexisme font partie du quotidien de trop de gens : Mad men (2007), Au service de la France (2015), Sorry to bother you (2018).
Même la série Brooklyn nine nine fait un 180° après la révolte black lives Matter, et son shworunner décide de confronter le racisme systémique en en parlant dans l’ultime saison, et la série est arrêtée pour cette même raison.
On se pose plus des questions sur les droits des travailleurs et sur le déterminisme social. Sujets abordés dans les séries Superstore (2015), Trepallium (2016), Homecoming (2018), Jocker (2019), le film Snow piercer (2013) et la série Snow piercer de 2020.
Etat des lieux post Covid : Une aliénation du travailleur cristallisée dans la société
Le modèle du travail des 20 dernières années s’est transformé pour certains en aliénation franche et directe des travailleurs au profit du système capitaliste. En atteste l’augmentation des invalidités physiques, des arrêts maladie et du nombre de burn-out causés par un rythme de production effréné et le stress subi par les travailleurs. L’OMS (organisation mondiale de la santé) reconnait depuis quelques années le burn-out et les maladies psychiques déclenchées par le stress au travail comme étant problématiques et nécessitant un encadrement légal et médical.
« L’épuisement professionnel concernerait selon l’Institut de veille sanitaire 30.000 personnes, soit 7% des 480.000 salariés en souffrance psychologique au travail, voire 100.000 selon l’Académie de médecine. » challenges.fr – article datant de 2019
Pour pallier à ces effets de bord, on a vu émerger des métiers comme les «happiness managers», qui ont pour mission d’alléger les salariés de leur stress et de les rendre plus heureux au travail, en organisant des moments de cohésion et de détente. Mais cela est aussi significatif d’un problème : les employés ne sont pas heureux dans le système. Et en voulant les rendre absolument happy, on risque de rendre les employés responsables de leur mal être, qui est en réalité imposé par un système qui pousse toujours plus à la performance.
On a aussi assisté ces dernières décennies à des plans de licenciement massifs dans les secteurs industriels ou bancaires. Et plus récemment, dans le secteur de la tech, qui était jusque là un eldorado. En attestent les événements récents chez Meta et Twitter, et même chez Google qui annonce 12 000 licenciements afin de « réorganiser sa base de coûts et orienter ses talents et ses capitaux vers de plus grandes priorités », c’est-à-dire licencier des humains pour faire travailler l’IA. Ces entreprises ne sont pas en faillite, mais veulent changer leur modèle économique pour être plus rentables.
En 2020 le covid a accéléré la fracture. Un grand nombre de salariés malmenés par le stress, l’exposition forcée au covid, et le manque de reconnaissance n’ont pas souhaité revenir à ces jobs déshumanisants et à des conditions de travail pénibles. Ce qui fait qu’on assiste aujourd’hui à une pénurie d’embauches dans certains secteurs.
Les amendements visant à assimiler l’abandon de poste à une démission sont révélateurs d’une pratique de plus en plus commune : des employés tellement cramés qui n’ont même pas la force de démissionner.
Et ce mal être au travail est aussi transmis dans la sphère familiale par les personnes qui en sont victimes. On peut comprendre que la gen Z n’ait pas envie de travailler dans des conditions stressantes sans valorisation de salaire après avoir vu leurs parents vivre ça.
Petit à petit l’entreprise s’érige comme tyran totalitaire, bras droit du capital
Les séries reflètent la pensée globale sur notre rapport au travail
Les travailleurs sont fatigués d’enrichir des actionnaires, alors qu’ils gagnent eux même juste suffisamment pour survivre, mais pas pour s’élever dans la classe sociale. Evil Corp dans la série Mr Robot (2015) devient symbole de la machine écrasante.
La série Dérapages (2020) est inspirée de faits réels… Aussi choquant que cela puisse paraitre, en 2005, le patron de la régie publicitaire de France Télévisions a organisé une prise d’otages fictive en guise de teambuilding pour tester la cohésion de l’équipe et sa résistance au stress… Mais personne n’était au courant…Cela a causé des traumatismes chez plusieurs cadres qui se sont en plus, fait discrètement licenciés de l’entreprise pour étouffer le scandale. Heureusement l’un deux a trouvé le courage de porter plainte, et le patron à été condamné en 2010 pour «complicité de violences volontaires aggravées, avec préméditation et usage ou menace d’une arme et séquestration». Mais il a juste payé une petite amende et il est resté en poste jusqu’en 2012…
Tout ceci nous amène à …
Severance, l’enfant logique de ce parcours réflectif sur le travail
Certes le monde réel n’est pas aussi dystopique que dans Severance mais la série soulève tout un tas de question philosophiques sur la connaissance de soi (qui sommes nous sans nos souvenirs ?) . Elle propose une réflexion sur notre rapport au travail (pourquoi travaille t-on ? En quoi le travail nous permet-il de nous accomplir individuellement et socialement ?).
Réflexion qui s’étend à des questions éthiques voir socio politique (à quel point appartient-on a notre employeur quand il nous paye ? le bien être au travail fait il de nous de meilleures personnes ? si je ne sais pas que je travaille puis-je m’élever dans la société ?).
Dans la série on exagère des traits pour dénoncer des failles. Par exemple l’entreprise a un statut de religion : le directeur est le grand pape décideur, les cadres sont les prêtres qui renforcent les dogmes, le bureau est le temple, et les employés sont des adeptes productifs récompensés avec des petites fêtes.
La «severance» consiste à opérer le cerveau d’un employé pour qu’il ne se souvienne pas de sa vie personnelle au travail et inversement. La série reste une fiction parce que la technologie actuelle ne permet pas de telles manipulations cérébrales. Mais si la technologie le permettait, est-ce que certaines entreprise n’auraient pas de scrupules à l’utiliser?
Le concept peut séduire puisque les journées sont pénibles et l’arasement du travail ne nous suivrait pas dans la vie personnelle une fois qu’on quitte le bureau. Les deux personnalités ne communiquent jamais entre elles en théorie, mais en réalité ne ressentirait-on pas les traces du labeur physiquement même si on a pas les souvenirs qui vont avec ? De plus on expérimenterait quand même la détresse du travailleur, enfermé dans les locaux pendant 8h, même si on ne s’en souvient pas une fois à la maison. On arriverait frais et dispo pour travailler chaque matin et au final on donnerait le meilleur de nous même… à l’entreprise.
Dissocier nos corps et nos souvenirs du travail n’est pas une solution durable ni éthique. Puisque le travailleur serait encore plus réduit au rang de «cog», enveloppe corporelle utilisée pour produire de la richesse. Sous couvert de proposer plus de bonheur à l’employé on va de fait le zombifier, l’isoler socialement, le priver de son besoin d’accomplissement. S’il ne peut pas avoir une réflexion sur son bien être au travail, en dehors du temps de travail et avec tous ses souvenirs personnels un travailleur pourra t-il contrer le déterminisme social ? Et s’élever dans la hiérarchie ou même changer de travail pour un job plus gratifiant ?
La multiplication de films et séries sur la dystopie au travail est indicateur d’un mal être social.
Encore plus qu’avant les entreprises, les institutions et la loi doivent réguler les pressions mentales, sociales et physiques subies par les travailleurs. Ces séries mettent en avant les problèmes cristallisés dans la société moderne et ancrent la dystopie d’entreprise comme un genre à part entière.
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