Ganja & Hess fait parti des films qui ont une histoire douloureuse. Tant au niveau de la production, que de son exploitation. Cappricci propose une sortie Blu Ray, c’est donc l’occasion de revenir sur ce film de vampires hors normes, né sous l’étoile de la blaxploitation.
Dans son manoir, le Dr Hess est contaminé par son assistant, qui se suicide. Son besoin de sang humain s’accentue, quand Ganja, la femme de son assistant débarque dans sa vie…
Avant de rentrer dans le vif du sujet, il faut préciser que Ganja & Hess se situe sur le spectre du cinéma de genre expérimental. J’ai longtemps entendu que le film n’était pas facile d’accès. J’en conviens, Ganja & Hess exigera de votre part une attention complète (pas de réseaux sociaux ou téléphone, mais de toutes façons je sais que vous le faites déjà!). Et surtout le voir d’une traite.
Mais Bill Gunn ne laisse pas son public sur le carreau, il donne des éléments de compréhension tout au long du film.
Bien qu’à mon sens, il reste tout à fait accessible, le film capture un rythme lent qu’il ne quitte jamais vraiment. Son aura poétique permet une libre interprétation, même si les intentions du réalisateurs sont marquées.
L’article se divise en 2 parties:
- Une de contextualisation des conditions de production du film, indissociable de sa portée politique,
- L’autre sera consacrée au film et au Blu Ray.
Ganja & Hess de Bill Gunn (1973),
avec Marlene Clark et Duane Jones,
Scénario de Bill Gun,
Musique de Sam Waymon,
Photographie de James E. Hinton,
Montage de Victor Kanefsky
Liberté artistique mise à mal
Ganja & Hess a vu le jour grâce à la blaxploitation. Ce mouvement de films américain prolifique dans les années 70, donnait naissance à des fictions réalisées, produites et jouées par des personnes noires. Celles-ci parvenaient enfin à avoir de la visibilité, en évitant les rôles clichés de domestiques ou de violeurs de femmes blanches.
Je vous conseille de voir le documentaire Horror Noire (où Ganja & Hess est évoqué), qui retrace les différentes représentations des Afro Américain-es dans le cinéma de genre.
Malheureusement, peu de films ont brillé par leur qualité, et leurs personnages (à part peut être Blacula). Les afro-américain-es restaient cantonnés à des rôles et des récits valorisant les codes du cinéma qui les dominaient.
Mais, comme tout bon filon se doit d’être exploité, les producteurs Jack Jordan et Quentin Kelly, contactèrent Bill Gunn pour qu’il écrive un film de vampire avec des personnages noirs.
La difficile production de Ganja & Hess
Bill Gunn était issu du théâtre, et il n’a réalisé que 3 films. Les 2 autres étant quasiment inédits en France (Stop et Personal Problems), et le funeste destin de Ganja & Hess, font de lui un réalisateur inconnu par chez nous.
Il accepta d’écrire un scénario, que les producteurs adorèrent. Mais Bill Gunn détestant la blaxploitation avait une idée bien précise du film qu’il voulait faire. Mais ce n’était pas la 1ère fois qu’un réalisateur noir dû user de subterfuge, pour obtenir sa liberté artistique, et de ton.
En 1970, Melvin Van Peebles pour Watermelon Man trompa la Columbia en promettant de tourner 2 fins pour leur donner le final cut. En réalité le Van Peebles n’en tourna qu’une, et tarda à la montrer pour ne plus leur donner le choix.
Je vous conseille de visionner la vidéo de Cinéma et Politique à ce sujet:
Bill Gunn recruta Duane Jones (déjà connu pour son rôle emblématique dans La Nuit des Morts Vivants) et l’hypnotique Marlene Clark, dont la carrière ne décolla jamais. Malheureusement, elle est arrivée trop en avance sur son temps. Considérée comme trop jolie, la profession (et le public?) n’étaient pas prêts à accueillir une actrice de talent noire, au physique avantageux.
Le tournage finit, les producteurs ont détesté le film: impossible de distribué Ganja & Hess en l’état.
Le film est pourtant bien accueilli à Cannes. Les producteurs en panique, revendirent le film, et un autre monteur qui charcuta le film de bout en bout, enlevant ou rajoutant des rushes récupérés.
A tel point que Bill Gunn et son monteur Victor Kanefsky ont souhaité retirer leurs noms du générique.
Le film a connu plusieurs titres comme Blood Couple. Il a été vendu pour des séance de drive-in, en sortie vidéo…Bref, Ganja & Hess n’est plus.
Heureusement la version originale était conservée au Musée d’art moderne de New York, et grâce à une remontée petit à petit en festival, le film peut enfin exister dans un format physique.
Vampire, vous avez dit vampire?
Ganja & Hess est quasiment un huis clos, où la place des individus est questionnée. Dans un couple, selon sa classe sociale et sa couleur de peau, en fonction de ses désirs.
Bill Gunn s’écarte du récit d’un cinéma militant, et choisit une alternative de représentation. Il prend le temps de clarifier ses intentions lors d’une unique séquence intelligente, où la mise en scène symbolise le lynchage des Noir-es visuellement, et verbalisée à travers le dialogue de Hess qui indique à son assistant qu’il ne peut pas se suicider dans sa propriété.
Pour valoriser ses personnages, il les relie à leurs origines Africaines (lors de la contamination avec la séquence onirique, appuyée par un fin travail sur le son que l’on entend quand Hess est en manque de sang).
Bill Gunn fait de son protagoniste un homme riche et influent, mais tiraillé entre son besoin de sang et ses origines, et sa foi.
Hess n’est pas un vampire maléfique, qui profite de son pouvoir pour élargir sa puissance. Il est victime d’une addiction.
La classe sociale dans le sang
Le rapport de domination mis en exergue dans Ganja & Hess, est la classe sociale. Hess est à l’aise dans son environnement bourgeois. Il l’est beaucoup moins en revanche quand il erre dans les quartiers plus pauvres, à la recherche de proies. Notamment une prostituée, qui est l’exemple même de la population qui n’existe pas aux yeux de la classe dominante. Ainsi, Hess représente littéralement la bourgeoisie qui vampirise les dominé-es.
En ce sens, Bill Gunn renouvelle la représentation d’un personnage noir en lui donnant un pouvoir rarement vu à l’époque. En montrant la domination existe à travers la classe. C’est d’ailleurs un point soulevé par Jean Baptiste Thoret dans les bonus du Blu Ray.
Je nuancerai ce propos, car c’est un argument qui revient régulièrement afin de sous estimer le racisme, et de faire passer les dominations de classe avant tout.
De plus, je doute que ça soit le propos de fond de Gunn, qui cherchait plus à mon sens, à proposer une nouvelle représentation de personnages Noirs.
Car quel que soit sa classe, être non blanc-che est toujours source de discriminations.
Le podcast Kiffe ta race, traite ce sujet dans un épisode que je vous conseille:
Ganja reine sanguinaire
Comme vous l’aurez sans doute deviner grâce à son titre, Ganja & Hess raconte finalement la montée en puissance de Ganja. Le symbole de la réussite matérielle faisant fit d’états d’âme, c’est elle. La 1ère fois qu’elle est présente, c’est à travers sa voix, lors de son échange avec Hess au téléphone.
C’est donc d’abord sa parole et non son corps, que la mise en scène met en avant. Les plans sur ses mains mettent en valeur cette voix. Et elle s’impose d’emblée face à Hess.
Par ailleurs elle est souvent cadrée au milieu; comme la scène du dîner où elle est entre 2 flammes de bougies. De plus, le feu symbolise ici sa force.
On assiste à la revanche de Ganja, qui a eu une enfance douloureuse, et à travers elle, Bill Gunn donne une voix aux violences sexistes. Ganja & Hess, illustre finalement l’empowerment.
Marlene Clark rayonne dans ce personnage de Ganja. Sous ses airs de sorcière, elle donne le sentiment de voguer aisément dans cette demeure, qui lui semble déjà acquise.
D’ailleurs j’ai été hypnotisée par ce manoir très lumineux, mais la scénographie qui reflète un chaos (intérieur et extérieur), permet d’accentuer la poésie des séquences teintées d’onirisme.
Là encore, Bill Gunn surprend en inscrivant ses personnages de vampires (jamais nommés ainsi) dans une passion qui n’est ni (auto) destructrice, ni vraiment fusionnelle. Et cette addiction illustre aussi bien les conséquences négatives (pour Hess qui est partagé entre son addiction et ses croyances), que positives (pour Ganja), sans porter de jugement.
En effet, Hess vit bien la transformation physique. Mais son tourment sera psychologique.
La prière du générique d’introduction, les scènes de gospel, les croix cadrées en contre plongée, et même la typographie du titre, indiquent qu’Hess est tourmenté par son dévouement religieux.
Au contraire, Ganja souffrira physiquement de sa nouvelle condition, pour mieux s’élever.
Un style déroutant
Ganja & Hess alterne séquences issues de codes documentaires (comme les scènes dans l’Eglise), avec des déstructurations des cadres. Ou au contraire, des scènes à la limite du gothique, avec un cadre précis.
La photographie vintage à souhait nous plonge dans une mélancolie latente. On reste constamment dans un rêve.
Il faut savoir que c’est Bill Gunn qui avait déposé lui même une copie en 35 mm de la version originale, au Musée.
Le format expérimental se traduit à travers la musique. Un mélange de gospel qui résonne en écho, de musique électronique entre cold wave et dub. Sam Waymon, le compositeur (frère de Nina Simone) a eu l’idée de faire sonner en écho le marquage sonore du manque de sang, grâce à un enregistreur qui avait un défaut.
Ganja & Hess utilise le vampirisme moins comme une addiction (même si elle est présentée comme telle), que pour démontrer que les humains doivent se nourrir de l’énergie d’autrui, pour réussir.
Ironie, quand on pense à la douloureuse genèse du film. C’est bien le capitalisme et le cynisme qui ont poussé dans l’oubli, Ganja & Hess. Mais pour une fois, ce n’est pas cette logique qui a été gagnante.
Le film use d’ellipses et de déstructurations de récit, permet une libre interprétation. A vous de trouver la vôtre!
Capricci a soigné son coffret Blu Ray & DVD propose 3 interventions de journalistes autour du contexte, du film et de la musique. Je trouve toujours que ce type d’intervention manque de dynamisme en termes de montage (j’aimerais plus de propos illustrés par des images, ou d’une synthèse finale avec quelques mots clefs pourquoi pas!). Mais ils sont passionnants à écouter, avec un point de vue marqué.
A l’occasion d’une projection aux Etats Unis de Ganja & Hess, des intervenants reviennent sur la genèse du film. J’ai été particulièrement touchée par le court documentaire sur le monteur qui évoque la vie douloureuse du film, et sa déception face à ce gâchis.
Evidemment, le film n’est proposé qu’en VOST.
Le coffret est magnifique, et le livret contient d’autres informations sur le film et son histoire.
Ganja & Hess est une oeuvre exigeante, et une expérience sensorielle. C’est un vrai plaisir de voir des oeuvres historiques du cinéma de genre, réhabilitées. Le film ne plaira pas à tout le monde, mais c’est une expérience hors du temps, et des codes. Un film majeur dans la représentation des afro américains, qui mérite d’être découvert.